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Dans le train pour Godhra, Rom étudia un document sur ce que les Rudans nommaient la magie égyptienne. Les papiers que Jako lui avait procurés mentionnaient comme profession : doyen d'Égypte. Et Shao était son assistante. Il traduisit : « Une sorte d'illusionniste… qui prétend à certains pouvoirs. » Comme exorciste, il avait acquis une bonne pratique de l'hypnose, de la fascination et de la persuasion. Il pouvait, en cas de nécessité absolue, jouer son rôle d'illusionniste.
Et surtout, Shao était capable de tours extraordinaires, par simple accélération de son rythme vital. Mais au risque de se démasquer…
Un officier S.Sol, qui devait être d'après ses insignes de grade tricenturion ou sous-meneur de cohorte, vint s'asseoir en face de Shao. La guette-agile croisa les jambes et sa jupe s'ouvrit. L'officier regarda Rom… Le train traversait une région complètement ravagée. D'énormes hôtels cubiques, jaunes, verts, blancs, rouges, s'élevaient au milieu des ruines encore fumantes.
Des croix de Saint-André s'alignaient le long de la voie ferrée. Chacune portait un supplicié nu, homme, femme, enfant, souvent les mains coupées. Rom remarqua un bébé cloué à côté de sa mère. Difficile de distinguer les vivants des morts – mais le bébé vivait encore, lui. Rom avait eu le temps de le voir bouger.
Shao ferma les yeux, soit à cause du spectacle atroce qui défilait à la vitre, soit à cause du S.Sol qui la déshabillait du regard.
Le wagon était luxueux, divisé en petits salons par des cloisons à mi-hauteur, qui évoquaient des paravents japonais. On voyait beaucoup plus de femmes que d'hommes. Les hommes, bien sûr, se battaient. Le Suprême Karas Warda avait attaqué Zelazna Zaïa, l'île voisine, pour la piller, car la mise au pas des paysans rudans avait entraîné la destruction de cinquante pour cent des récoltes.
La plupart des femmes étaient très belles. Beaucoup avaient un air froid et méprisant. Toutes portaient des vêtements clairs, souvent criards, qui contrastaient avec la campagne lépreuse, derrière les vitres, les maisons brûlées et les forêts saccagées. Sans parler des croix avec leurs suppliciés, alignées par centaines et de plus en plus serrées à mesure qu'on approchait de la capitale.
Une jeune fille brune, menue, élégante, joliment habillée, passa dans le couloir inférieur en conduisant un… « Un animalisé ! » pensa Rom. Il n'avait vu que de loin, jusqu'ici, ces êtres humains réduits à l'état de bêtes domestiques par un traitement à la fois mental et physiologique…
La doctrine voulait qu'après une ou deux années de vie animale, les ex-humains perdaient leur âme et ne ressuscitaient plus dans le Soleil.
La jeune femme monta dans le compartiment supérieur. Son esclave était vêtu d'une simple ceinture de cuir à laquelle était accrochée sa laisse. Elle le menait de la main droite et tenait un trident à long manche dans la main gauche. Elle lui piqua les fesses pour l'obliger à se dresser sur ses pattes de derrière et à saluer. Rom serra les poings. « Yella, sale putain ! »
L'homme-chien, un jeune mâle de taille moyenne, avait le visage mangé par une barbe frisée. Son regard semblait vide, ses traits écrasés. On lui avait complètement aplati le nez. Il était aussi châtré et on lui avait greffé un ridicule moignon de queue au bas du dos. Son corps tout entier était peint de zébrures noires et rouges. Sa maîtresse lui commanda de faire le beau ; mais la démonstration trouva peu d'écho parmi les voyageurs. Les femmes détournaient la tête après un regard de curiosité. Les enfants avaient peur.
L'officier S.Sol se leva et invita la femme brune à s'asseoir près de lui. Le train ne cessait de se remplir à mesure qu'on approchait de Godhra et les places étaient rares, maintenant, dans le wagon. La voyageuse accepta avec un sourire approbateur. L'uniforme la rassurait. De la pointe d'une bottine en cuir orné, elle poussa l'homme-chien devant les pieds de l'exorciste. « Couché ! »
— Je le surveille, promit le S.Sol en caressant son lance-rayon.
— Il est très doux, dit la femme. Je me sers de ça…
Elle leva le trident avant de le reposer sous le siège.
— … Uniquement pour jouer.
Shao se mit à geindre. Rom lui pressa la main » Trois policiers en uniforme rouge avancèrent dans le couloir.
— Contrôle d'identité, annonça l'officier S.Sol. Simple formalité.
Se penchant vers la jeune femme brune, il ajouta :
— Je les empêcherai de vous importuner.
Rom prépara ses laissez-passer, sa plaque d'identité et ceux de Shao. Mais les policiers rouges se contentaient de braquer une lampe puissante sur les yeux des voyageurs. Assez rarement, ils faisaient baisser un pantalon ou lever une jupe, à la recherche d'une éventuelle cicatrice de métamorphose. D'un simple geste, le S.Sol plaça la femme brune sous sa protection. Le tour de l'exorciste arriva.
Il s'efforça de garder les yeux ouverts. Il sentit le faisceau de la lampe le fouiller jusqu'au cerveau. Ou était-ce une illusion ? Il se mordit la langue pour ne pas ciller. Le second policier se pencha sur Shao. Les flics rouges s'éloignaient déjà sans un mot. Rom les suivit d'un regard intrigué. Il les vit soudain traîner un jeune homme dans le couloir. Mince, les cheveux longs, très blonds, presque blancs. Deux policiers le tenaient, le troisième braquait sa lampe.
— Ouvre les yeux, chien !
Le jeune homme se débattit, son pantalon tombé sur ses pieds. Les policiers étaient quatre maintenant. Ils lui arrachaient ses vêtements au milieu du wagon. Des voyageurs et des voyageuses s'approchèrent, attirés par le spectacle.
— Attention ! cria le chef de la patrouille. Cet homme est un Yakin. Nous allons l'aveugler à l'acide et lui couper une main !
Le jeune homme hurla de terreur. Rom serra encore la paume de Shao dans la sienne. Un cri de douleur sauvage éclata, dura, monta et s'éteignit en une longue plainte de bête blessée.
Un policier planta un croc de boucher dans l'épaule du jeune Yakin et le tira le long du couloir. La jeune femme brune sourit à l'officier.
— Je ne regrette pas d'avoir pris le train !
Une minute plus tard, un vendeur de boissons arriva, poussant à coups de pied un homme-porc qui lui servait de chariot. Il proposa aux voyageurs de la bière au gingembre, du vin sucré, du thé de Zaïa, du café à l'huile de noix, de l'eau solaire et des gâteaux de seigle. Il regarda fixement Rom et prononça sur un ton d'emphase :
— Un arc d'or, l'insigne des Amis de la Lumière, pour aider la Ligue du Soleil dans son grand œuvre ? Seize wards l'un…, c'est donné.
L'officier, à côté, approuva bruyamment :
— Seize wards, c'est donné pour le grand œuvre de la Ligue. La jeune fille qui dort a aussi envie d'un insigne, j'en suis sûr !
Les bijoux à seize wards, le prix d'une chambre d'hôtel de première catégorie, n'étaient que de la bimbeloterie. Mais Rom comprit qu'il n'avait pas le choix. Et puis ces insignes pouvaient lui être fort utiles à un moment ou un autre. Il en acheta deux, dont un fantaisie à dix-neuf wards qu'il accrocha à la robe de Shao. Le vendeur, d'une voix de ventriloque, ajouta :
— Un tue-rats peut-être, Monser ?
Le S.Sol gronda :
— Pourquoi un tue-rats, Dieu de Lumière ?
Le vendeur prit un air navré qui cachait mal sa jubilation.
— La capitale est envahie. Trop de cadavres… On ne peut pas demander à nos glorieux soldats et à nos braves policiers de passer leur temps à brûler des cadavres ou à exterminer d'immondes rongeurs… Ce sont les suicidés, précisa-t-il.
La jeune femme brune s'énerva :
— Quelle est cette imbécile histoire de suicidés ? Tu nous racontes des salades pour vendre ta saleté, bas-Yakin !
L'homme-chien couché sur le plancher se dressa à demi, gronda et tenta de mordre le vendeur à la cheville. Le bonhomme fit un bond en arrière. Du couloir, il expliqua, narquois :
— Beaucoup de gens pensent qu'il est mieux d'aller tout de suite habiter au cœur du Soleil. À quoi bon traîner ses guêtres dans le monde du temps quand on peut avoir l'éternité pour rien !
Rom acheta un tue-rats pour vingt-cinq wards.
Quand le train s'arrêta en gare, une voix géante, relayée par haut-parleurs diffusait des imprécations et des hurlements avec une force quasi insoutenable. Rom avait déjà écouté cette voix de la fureur, sans rien comprendre à une diatribe indéfiniment répétée, où on ne distinguait jamais une seule phrase cohérente.
Des policiers rouges quadrillaient la foule et braquaient de temps à autre leur torche sur les yeux d'un voyageur suspect et débouchaient à l'acide les oreilles des inconscients qui se protégeaient contre les hurlements de l'imprécateur.
Shao absorbait l'ambiance générale de tension et d'angoisse ; elle respirait la bouche ouverte, haletante. Les larmes coulaient sur ses joues, la sueur s'égouttait dans son cou et le long de ses mains. Un moyen d'humecter sa peau qui se desséchait très vite dans un milieu psychique hostile.
Rom l'exorciste n'avait jamais éprouvé cette impression d'être jeté au cœur de l'enfer. Il avait connu des mondes de sauvagerie pure et des mondes où régnait un ordre implacable : mais Ruda et ses S.Sols portaient à ébullition un mélange absurde d'ordre et de sauvagerie. La voix de la fureur tonnait sans relâche. Les batteries solaires, qui semblaient la principale source d'énergie, émettaient un halo blanc, aveuglant, contre lequel il n'existait aucune protection. Les éclairs des tue-rats se mêlaient à ceux des torches fouillant les yeux humains. La voix couvrait la rumeur de la foule, mais non les cris jaillis de-ci, de-là, cris de peur ou de douleur des victimes ou insultes des bourreaux, indiscernables les uns des autres.
D'énormes rongeurs fauves, trop gras, couraient avec lourdeur au milieu des voyageurs, à travers les voies, sur les passages et les verrières, essayaient de grimper aux murs ou aux piliers et retombaient avec un bruit mat, écœurant. L'odeur du soufre et celle de l'acide ne chassaient pas tout à fait les remugles de pourriture et de graisse brûlée.
Rom résistait à la nausée ; Shao se défendait avec ses larmes. Tous les deux se laissaient pousser par la cohue, bruissante d'un murmure fiévreux. La plupart des gens chantonnaient la bouche entrouverte : le seul moyen de se défendre contre le tintamarre et les vociférations. À chaque instant, tous les sens étaient agressés.
Rom et Shao avançaient sur un quai boueux, en direction d'une lointaine sortie.
Une barrière métallique tomba devant les voyageurs. Shao fit un bond en arrière. Il y eut une bousculade apeurée. Un groupe de gens en haillons, hommes, femmes, enfants se jetèrent contre la grille avec une précipitation de bêtes traquées. Des S.Sols, vêtus de gris-argent, un soleil de la taille d'une soucoupe sur la poitrine et d'autres plus petits sur les manches, surgirent sans hâte derrière les fuyards, l'arme à la bretelle, les poings sur les hanches.
— Les Chevaliers de l'Unique Feu, l'ordre de Justin le Gnome !
Ils étaient six ou sept et les pauvres gens qu'ils poursuivaient à peine plus. Des ordres éclatèrent.
Les S.Sols écartèrent de leurs hanches leurs poings serrés et ils ouvrirent les doigts. Rom vit leurs gants munis de longues griffes luisantes. Ils avançaient comme des fauves en chasse, leurs pattes ongulées tendues vers leurs proies. Les fugitifs se cachaient la tête. Une femme se jeta au sol en essayant d'enfouir sort bébé sous son corps. Les Uniques rejetèrent leur casque au même moment, d'un revers de poignet, découvrant leur crâne nu, orné d'un X rouge.
Rom fut pris alors d'une rage explosive contre Ruda, Yella et les S.Sols. Il perdit en une seconde toute sa maîtrise de soi. Il lâcha son sac de voyage, bondit sur l'Unique le plus proche et le frappa du poing entre les yeux et du talon de sa botte au-dessous du genou. L'efficacité de l'attaque, telle que l'enseignent dans la technique de combat appelée Reine du matin les maîtresses-guerrières de Temen, tient à la précision et à la simultanéité des deux coups. Le S.Sol tomba en arrière avant d'avoir pu se servir de ses griffes. Aussitôt, une autre patte de fauve étincela devant les yeux de Rom.
L'exorciste utilisa d'instinct une parade de la Reine du matin. Il se laissa tomber à la verticale, en ployant à la fois le bassin et les genoux. Mais il aurait eu les yeux arrachés si Shao ne s'était pas, au centième de seconde, changée en un tourbillon accéléré, presque invisible, pour dévier le bras de l'Unique. Rom entendit le cri suraigu qu'elle poussa en même temps, signe qu'elle avait perçu la présence de la démone. Puis elle disparut.
Il roula sur le sol et se prépara à mourir.
C'est alors que se produisit la brèche synchrone. Ceux de la Guilde de Conjuration attribuent la brèche aux forces d'Alliance, aux Protecteurs… La forêt de jambes s'éclaircit en un instant autour de lui. Il vit sur le quai, à dix pas, surgir un meneur d'enfants et sa troupe piaillante et dépenaillée. Le meneur et quelques-uns des enfants étaient armés de tue-rats qu'ils levaient en criant : « Vive Vera-Hella ! Vive Justin le Gnome ! » Rom les vit foncer sur les Chevaliers et les flinguer sans souci de blesser les voyageurs autour d'eux. Les petits lance-rayons n'étaient pas des armes très dangereuses ; mais cette attaque imprévisible, démente, força la panique chez les uns, tandis qu'elle écrasait les autres de stupeur.
Rom abandonna son sac et se jeta dans la foule. Le meneur et ses mômes seraient massacrés, les survivants animalisés peut-être, à moins que la démone en ait décidé autrement… Car c'était elle, Yella.
Yella qui l'avait possédé, au double sens du mot. Elle qui l'avait rendu fou une seconde pour le perdre, et elle qui lui avait envoyé une brèche, un incroyable coup de chance pour le sauver.
Pour le sauver ? Elle s'amusait avec lui. Elle voulait lui prouver qu'elle avait la maîtrise complète du jeu, qu'elle l'épargnait pour l'humilier, parce que tel était son bon plaisir. Peut-être aussi parce qu'elle avait envie de jouer encore, sûre de triompher à la fin.
La foule le vomit hors de la gare. La voix de la fureur se tut soudain et le silence fut pour tous les voyageurs comme un énorme coup sur la tête. Rom chercha en vain sa compagne. Impossible de détecter une guette-agile qui se cachait, bien qu'elle fût beaucoup moins à l'aise dans la foule que dans sa forêt. Comparé à la frénésie de l'intérieur, un certain calme régnait hors de la gare. Un porteur à cheval fit signe à l'exorciste :
— Monser ?
— À la délégation de Temen, dit Rom. Vite !